CHAPITRE 3
Bard se mit en route le lendemain matin de bonne heure, si tôt que l’aube ne rosissait pas encore l’horizon oriental ; les quatre lunes étaient encore dans le ciel, trois petits croissants, et le disque plein de Mormallor, flottant derrière eux au-dessus des montagnes lointaines. L’esprit de Bard était encore plein du timide baiser de Carlina ; un jour viendrait peut-être où elle l’embrasserait volontairement, où elle serait heureuse et fière d’être l’épouse du porte-drapeau du roi, de son champion, et peut-être du général de toutes ses armées… Plein de ces agréables pensées, il chevauchait en tête de sa troupe, si petite fût-elle, heureux de ce premier commandement.
En revanche, Beltran, en vêtements sombres et enveloppé d’une grande cape, était morne et morose ; Bard sentit son humeur et s’en étonna.
Beltran grogna :
— Tu as l’air content, et peut-être ce commandement est-il agréable pour toi, mais je préférerais en ce qui me concerne aller à Hammerfell au côté de mon père, où il pourrait voir si je me comporte bien ou mal au combat ; et voilà qu’il m’envoie m’emparer d’une caravane de feuglu, comme si j’étais un chef de bandits !
Bard essaya de le convaincre qu’il était très important que le feuglu de Dalereuth n’arrive jamais à Serrais, pour être utilisé contre les villages, les champs et les forêts d’Asturias ; mais Beltran voyait seulement qu’il n’avait pas le privilège de chevaucher à la droite de son père, à la vue de toutes ses armées.
— Ma seule consolation, c’est que tu ne prendras pas ma place légitime à son côté, grommela-t-il. Ce poste-là, il l’a donné à Geremy… Maudit soit-il, maudits soient tous les Hastur !
Sur ce point, Bard partageait le déplaisir de Beltran, et il trouva de bonne politique de le lui faire savoir.
— Tu as raison ; il m’avait promis de mettre Geremy à la tête des sorciers que j’emmène. Au dernier moment, il m’a affirmé qu’il ne pouvait pas se passer de Geremy, et m’a donné trois étrangers, dit-il, ajoutant ses récriminations à celles de Beltran.
Il les regarda, chevauchant sur la route, un peu en avant des hommes de troupe qu’il avait choisis : un grand laranzu grisonnant, dont les moustaches rousses cachaient tout le bas du visage, et deux femmes, l’une, trop grosse pour monter à cheval et qui cahotait sur un âne, et l’autre mince et enfantine, si bien enveloppée dans sa cape grise de sorcière que Bard ne put voir si elle était laide ou jolie. Il ne savait rien d’eux, rien de leur compétence, et il se demanda nerveusement s’ils l’accepteraient comme chef de cette expédition. Le laranzu, surtout ; comme tous ses pareils, il voyageait sans armes, à l’exception de sa petite dague, à peine plus grande qu’un couteau de femme, mais, à en juger sur son air, il devait avoir participé à des campagnes longtemps avant la naissance de Bard.
Il se demanda si c’était là ce qui tracassait Beltran, lui aussi, mais il découvrit bientôt que le déplaisir du prince avait une autre cause.
— Geremy et moi, nous nous étions juré d’aller au combat ensemble cette année, et voilà qu’il a choisi de rester au côté du roi…
— Mon frère, dit Bard avec sérieux, un soldat doit obéir aux ordres de son commandant, et y subordonner ses désirs.
Le Prince Beltran répondit d’un ton irrité :
— Je suis sûr que, s’il l’avait dit au roi, mon père aurait honoré notre serment et l’aurait laissé participer à cette expédition. Après tout, il s’agit tout bêtement de pourchasser une caravane, et ce n’est guère plus important que d’aller capturer des bandits ravageant les frontières.
Fronçant les sourcils, Bard comprit soudain pourquoi le roi avait décidé que c’était lui, et non le Prince Beltran, qui commanderait ce détachement ; à l’évidence, le prince n’avait aucune idée de l’importance stratégique de la caravane de feuglu !
Si le Prince Beltran n’a aucun sens militaire, il n’est pas étonnant que le roi veuille me former au commandement ; ainsi, s’il ne peut laisser des armées entre les mains de son fils, il pourra les placer sous les ordres de son gendre… S’il n'a pas de fils propre à devenir général de ses armées, il mariera sa fille à son propre général au lieu de la donner à un rival habitant hors de ses frontières…
Il essaya de faire comprendre l’importance de leur mission au Prince Beltran, mais celui-ci continua à bouder et déclara finalement :
— Je comprends pourquoi tu veux que cette mission soit importante, Bard ; c’est parce que ça te donne l’impression d’être important, toi aussi.
Bard haussa les épaules et renonça.
Vers le milieu de l’après-midi, ils n’étaient plus loin des frontières d’Asturias ; et, pendant la pause qu’ils firent pour laisser souffler les chevaux, Bard s’approcha des sorciers qui avaient fait halte un peu à l’écart des autres. C’était la coutume ; la plupart des guerriers (et Bard ne faisait pas exception) craignaient un peu les leroni.
Le Roi Ardrin, se dit-il, devait considérer cette mission comme très importante, sinon il n’aurait pas envoyé avec lui un homme endurci à la guerre, mais lui aurait laissé Geremy, jeune et inexpérimenté, ne fût-ce que pour faire plaisir à son fils et à son neveu. Quand même, Bard regrettait avec le prince que Geremy, qu’ils connaissaient si bien, ne fût pas avec eux à la place de cet étranger. Il ne savait pas comment on s’adresse à un laranzu. Geremy, depuis l’époque où ils avaient douze ans, avait reçu des leçons spéciales, non d’escrime et de combat à mains nues et à la dague comme les autres pupilles du roi, mais dans l’art occulte des pierres-étoiles, les cristaux bleus des sorciers qui donnaient leurs pouvoirs aux leroni. Geremy avait partagé leurs leçons de tactique et de stratégie, d’équitation et de chasse, et, avec eux, pris part aux veilles de feu et aux expéditions contre les bandits, mais il était clair qu’il n’était pas destiné à l’état militaire et, quand il avait renoncé à porter l’épée, la remplaçant par la dague du sorcier, affirmant qu’il n’avait pas besoin d’autre arme que de la pierre-étoile suspendue à son cou, un large fossé s’était ouvert entre eux.
Et maintenant, en face de ce laranzu que le roi avait envoyé avec eux, il sentit un peu le même genre de fossé. Pourtant, cet homme avait l’air endurci par les campagnes, montait comme un soldat, et dirigeait même son cheval comme l’aurait fait un guerrier. Il avait un visage étroit, un profil d’aigle, et des yeux perçants et incolores, du gris de l’acier trempé.
— Je suis Bard di Asturien, dit-il. Je ne sais pas votre nom, maître.
— Gareth MacAran, a ves ordras, vai dom…, répondit l’homme, avec un bref salut.
— Que vous a-t-on dit de cette expédition, Maître Gareth ?
— Seulement que j’étais à vos ordres, seigneur.
Bard avait juste assez de laran pour saisir le léger accent mis sur le mot vos. Intérieurement, il en fut satisfait. Ainsi, il n’était pas le seul à penser que Beltran n’avait aucun don dans le domaine militaire.
— Avez-vous un oiseau-espion ? dit-il.
Maître Gareth tendit le bras, et répondit, d’un ton aimable mais indéniablement réprobateur :
— J’ai participé à des campagnes avant même que vous soyez conçu, seigneur. Si vous voulez bien me dire quelles informations vous désirez…
Bard sentit le reproche et dit avec raideur :
— Je suis jeune, maître, mais j’ai déjà subi l’épreuve des armes. J’ai passé la plus grande partie de ma vie l’épée à la main, mais j’ignore l’étiquette à observer envers les sorciers. J’ai besoin de savoir où se trouve la caravane de feuglu qui vient du sud, pour pouvoir la prendre par surprise, et avant même qu’ils aient l’occasion de le détruire.
Maître Gareth serra les dents et dit :
— Ainsi, c’est de feuglu qu’il s’agit ? Je serais bien content de le voir jeté à la mer. Au moins, il ne sera pas utilisé contre nous cette année. Melora ! cria-t-il, et l’aînée des leroni s’approcha.
À cause de sa corpulence, il avait cru qu’elle était vieille, mais il vit qu’elle était jeune, quoique replète, avec un visage de pleine lune et des yeux pâles au regard vague. Ses cheveux d’un rouge flamme étaient ramenés sur la nuque en un chignon mal ficelé.
— Apporte l’oiseau…
Bard regarda avec étonnement – un étonnement qui n’était pas nouveau mais qu’il éprouvait chaque fois – la femme décoiffer le grand oiseau posé sur le perchoir de sa selle. Il avait déjà eu l’occasion de manier des oiseaux-espions. Par comparaison, les faucons de chasse les plus féroces étaient doux comme des canaris d’enfant. Il balança son long cou reptilien en direction de Bard en poussant un cri aigu, mais, quand Melora lui caressa les plumes, il se calma, avec un pépiement qui semblait réclamer les caresses. Gareth prit l’oiseau, et Bard fit effort pour ne pas broncher devant les serres acérées si proches de ses yeux ; mais Maître Gareth le manœuvra aussi facilement que Carlina ses rossignols.
— Là, ma beauté…, dit-il, le caressant tendrement. Envole-toi, et va voir ce qu’ils font…
Il lança l’oiseau qui monta à grands coups d’ailes, vira au-dessus de leurs têtes, et disparut dans les nuages. Melora s’affaissa sur sa selle, les yeux clos, et Gareth dit à voix basse :
— Inutile que vous restiez ici, seigneur. Je resterai en rapport avec elle et verrai tout ce qu’elle voit par les yeux de l’oiseau. Je viendrai vous faire mon rapport quand nous nous serons remis en route.
— Combien de temps vous faudra-t-il ?
— Comment le saurais-je, seigneur ?
De nouveau, Bard sentit une nuance réprobatrice dans le ton du vieux briscard. Est-ce pour cela, se demanda-t-il, que le Roi Ardrin lui avait confié ce commandement ? Pour lui montrer toutes les petites choses qu’il lui restait à apprendre, en dehors du maniement des armes… y compris la courtoisie à observer avec un laranzu expérimenté ? Eh bien, il apprendrait.
— Quand l’oiseau aura vu tout ce qu’il a besoin de voir et qu’il reviendra vers nous, nous pourrons reprendre la route. Il nous retrouvera n’importe où ; mais Melora ne peut pas avancer tout en restant en rapport avec l’oiseau. Elle tomberait de son âne, car elle n’est pas bonne cavalière, même dans le meilleur des cas.
Bard fronça les sourcils, se demandant pourquoi on lui avait envoyé une femme qui parvenait à peine à se tenir sur un âne, sans parler d’un cheval.
Maître Gareth dit :
— Parce que, seigneur, c’est la meilleure leronis d’Asturias pour le rapport avec les oiseaux-espions ; c’est un art de femme, et j’y suis peu versé moi-même. Je peux entrer en rapport avec eux suffisamment pour ne pas me faire tuer à coups de bec, mais Melora voit tout ce qu’ils voient et l’interprète à mon intention. Et maintenant, seigneur, pardonnez-moi, mais je ne dois plus vous parler, car je dois suivre Melora.
Son visage se ferma, les yeux se révulsèrent, et Bard, regardant les globes blancs, frissonna. Cet homme n’était plus là ; une partie essentielle de lui-même était avec Melora et l’oiseau-espion…
Soudain, il se félicita que Geremy ne fût pas avec eux. Il était assez pénible déjà de voir cet étranger s’envoler dans quelque espace surnaturel où il ne pouvait pas le suivre, mais il aurait trouvé cela insoutenable de la part de son frère adoptif et ami.
La troisième leronis avait rabattu son capuchon en arrière et ôté sa cape ; c’était une jeune fille svelte, au joli visage lointain et sérieux, encadré de boucles couleur de flammes. Sentant les yeux de Bard qui l’observaient, elle rougit et se détourna, d’un mouvement timide qui lui rappela Carlina, elle aussi frêle comme une apparition.
Prenant sa monture par la bride, elle la conduisit vers le ruisseau, accordant à peine un regard à ses deux confrères, en transe sur leurs chevaux.
— Puis-je vous aider, damisela ?
— Merci, dit-elle en lui tendant les rênes.
Elle évita son regard. Il essaya de rencontrer ses yeux mais vit seulement la rougeur qui lui montait au visage.
Comme elle était jolie ! Il conduisit le cheval au trou d’eau, et le laissa boire, une main sur les rênes.
— Quand Maître Gareth et Dame Melora reviendront à eux, dit-il, j’enverrai un de mes hommes s’occuper de leurs montures.
— Merci, seigneur ; ils en seront reconnaissants, car ils sont toujours épuisés après un long rapport avec les oiseaux. Moi, j’en suis tout à fait incapable, dit-elle.
Elle avait une toute petite voix.
— Pourtant, vous êtes une leronis expérimentée ?
— Non, vai dom, seulement une débutante, une apprentie. Je serai peut-être leronis un jour, dit-elle. Pour le moment, mon don se limite à voir ce que l’oiseau ne peut pas voir.
De nouveau, elle baissa les yeux et rougit.
— Et quel est votre nom, damisela ?
— Mirella Lindir, seigneur.
Le cheval avait fini de boire.
— Avez-vous du fourrage pour votre monture ? dit Bard.
— Avec votre permission, pas maintenant, seigneur. Le cheval d’une leronis est entraîné à rester longtemps sans bouger…
Elle montra du geste les deux silhouettes immobiles de Gareth et de Melora.
— Et si je donne à manger au mien, cela dérangera les autres.
— Je vois. Eh bien, comme vous voudrez, dit Bard, se rappelant qu’il devrait aller voir ce que faisaient ses hommes.
Naturellement, le Prince Beltran pouvait s’en occuper, mais il avait déjà commencé à mettre en doute les talents militaires de Beltran, et même son intérêt pour la campagne. Eh bien, tant mieux ; si tout se passait bien, la gloire de Bard n’en serait que plus grande.
— Je ne veux pas vous distraire de vos devoirs, seigneur, dit timidement Mirella.
Il s’inclina devant elle et s’éloigna ; elle avait des yeux magnifiques, pensa-t-il, et une timidité assez semblable à celle de Carlina. Il se demanda si elle était encore vierge. Elle l’avait regardé avec intérêt, c’était sûr. Il s’était promis de renoncer à courir les jupons pour rester fidèle à Carlina, mais, en campagne, un soldat doit saisir les occasions comme elles viennent. Il sifflotait en rejoignant ses hommes.
Un peu plus tard, il vit avec plaisir la jolie Mirella, modestement enveloppée dans sa cape grise devant les soldats, s’approcher de lui à cheval et dire timidement :
— Maître Gareth vous fait dire, seigneur, que l’oiseau est sur le chemin du retour et que nous pouvons repartir.
— Merci, damisela, dit Bard, se tournant scrupuleusement vers le Prince Beltran pour prendre ses ordres.
— Donne le signal du départ, dit Beltran avec indifférence, se mettant en selle.
Les hommes reprirent la route, et Bard les passa en revue, cherchant d’un œil vigilant tout ce qui pouvait clocher dans leur tenue – une pièce d’équipement rouillée, un cheval qui commençait à boiter ou qui perdait un fer – puis il rejoignit les trois leroni.
— Quelles nouvelles de votre oiseau-espion, Maître Gareth ?
Le visage ridé du vieux laranzu était tendu et inquiet. Il mastiquait un morceau de viande séchée en chevauchant, et Melora, à son côté, l’air tout aussi épuisé, les yeux rouges comme si elle avait pleuré, mangeait aussi, avalant miel et fruits secs à pleine bouche.
— La caravane est à deux jours à vol d’oiseau, dit Maître Gareth, montrant la direction. Il y a quatre chariots ; j’ai compté deux douzaines d’hommes en plus des charretiers ; et, d’après leur équipement, leurs chevaux et la forme de leurs épées, il s’agit sans doute de mercenaires séchéens.
Bard fit la moue, car on ne connaissait pas de guerriers plus féroces que les mercenaires séchéens, et il se demanda combien de ses hommes avaient déjà affronté leurs curieuses épées courbes, et les dagues dont ils se servaient de l’autre main en guise de bouclier.
— Je vais prévenir mes hommes, dit-il.
Parmi ses hommes d’élite figuraient plusieurs vétérans des guerres contre Ardcarran. Son instinct l’avait bien conseillé, en le poussant à choisir des soldats ayant déjà combattu contre les Villes sèches. Peut-être pourraient-ils conseiller les autres sur la façon de contrer leur style d’attaque et de défense.
Et il y avait autre chose. Il regarda Maître Gareth et ajouta, fronçant légèrement les sourcils :
— Vous êtes un vétéran, Maître Gareth. Il est normal que les femmes ignorent ce détail, mais l’on m’a appris qu’un soldat ne doit jamais manger en selle, sauf en cas d’extrême urgence.
Il devina le sourire derrière les moustaches de cuivre du vieil homme.
— Je vois que vous savez peu de chose du laran, seigneur, et de la façon dont il draine le corps de toutes ses énergies. Votre quartier-maître pourra vous dire qu’on vous a donné triples rations pour nous, et avec juste raison. Je mange en selle afin d’avoir assez de forces pour ne pas en tomber, ce qui serait beaucoup plus fâcheux.
Bien que détestant être rappelé à l’ordre, Bard classa mentalement l’information, comme tout ce qui concernait les questions militaires, pour l’utiliser à l’occasion. Mais il regarda sévèrement Maître Gareth et s’éloigna après les civilités les plus réduites.
Circulant au milieu des hommes, il les avertit que la caravane se composait de mercenaires séchéens et il écouta un moment les souvenirs d’un vieux briscard qui avait combattu au côté de son propre père, Dom Rafaël, des années avant sa naissance.
— Il y a un truc pour combattre les Séchéens : il faut surveiller leurs deux mains, parce qu’ils sont aussi habiles avec leurs petites dagues que nous le sommes avec une bonne épée, et, quand leur épée est engagée, ils vous tombent dessus de l’autre main et vous enfoncent leur dague dans les côtes ; ils sont entraînés à se servir des deux mains.
— N’oublie pas de prévenir les autres, Larion, dit-il, puis il le dépassa, profondément absorbé dans ses pensées. Quel honneur ce serait pour lui, s’il parvenait à s’emparer du feuglu intact et à le rapporter au Roi Ardrin ! Comme la plupart des soldats, il détestait le feuglu, estimant que c’était une arme de lâche, tout en reconnaissant son importance stratégique, pour incendier les objectifs ennemis. Au moins, il s’assurerait ainsi qu’on ne le lancerait pas sur les tours d’Asturias et qu’il ne servirait pas à brûler leurs forêts !
Le soir, ils campèrent dans un village proche de la frontière, aux abords des Plaines de Valeron, dans un no-man’s-land qui ne devait allégeance à aucun roi. Les villageois firent cercle autour d’eux, mornes et silencieux, comme pour leur refuser le droit de séjour. Mais quand ils virent les trois leroni dans leurs capes grises, ils se retirèrent.
— Ces terres devraient jurer allégeance à un seigneur quelconque, dit Bard à Beltran. Avec ce vide du pouvoir, hors-la-loi et bandits peuvent y chercher refuge, ce qui est dangereux, sans compter que n’importe quel mécontent peut un jour s’y ériger en roi ou en baron.
Beltran regarda dédaigneusement autour de lui les champs aux maigres récoltes, les vergers aux arbres rares et rabougris, dont certains si dénudés que les fermiers étaient réduits à cultiver des champignons sur leurs troncs.
— Qui viendrait s’y intéresser ? Ils ne peuvent pas même payer de tribut. Ce serait un bien piètre seigneur, celui qui s’abaisserait à conquérir une telle contrée. Quel honneur y a-t-il pour l’aigle à vaincre une armée de lapins cornus ?
— Là n’est pas la question, dit Bard. L’important, c’est qu’un ennemi d’Asturias pourrait s’y installer et les monter contre nous, de sorte que nous aurions des ennemis à nos portes. J’en parlerai au roi mon seigneur, et peut-être m’enverra-t-il ici le printemps prochain, pour faire en sorte que, s’ils ne paient pas de tribut à l’Asturias, ils n’en paient pas non plus à Ridenow ou à Serrais ! Veux-tu t’assurer que les hommes ne manquent de rien, ou dois-je m’en charger ?
— Oh, j’irai, dit Beltran en bâillant. Ils doivent savoir que leur prince s’inquiète de leur bien-être, je suppose. Je ne suis pas grand militaire, mais il y a ici assez de vétérans pour me signaler tout ce qui cloche.
Bard le suivit des yeux avec un sourire ironique.
Beltran ne savait peut être pas grand-chose de la tactique militaire, mais il connaissait assez l’art du gouvernement pour vouloir gagner l’affection et la fidélité de ses hommes. Un roi gouvernait en s’appuyant sur le loyalisme de ses soldats. Beltran était assez intelligent pour savoir que Bard était le véritable commandant de cette expédition ; il ne pouvait pas en être autrement. Mais ses hommes ne devaient pas penser que leur prince était indifférent à leur sort ! Bard regarda le Prince Beltran circuler de l’un à l’autre, s’enquérant de leurs chevaux, de leurs couvertures, de leurs rations. Le cuisinier avait fait du feu et un ragoût mijotait déjà dans une marmite, dégageant un fumet très alléchant après une longue journée passée en selle et un déjeuner composé d’un trognon de pain de garnison et d’une poignée de noix !
Resté un moment sans occupation, Bard se dirigea machinalement vers l’endroit où les leroni avaient installé leur camp, un peu à l’écart. Le souvenir des yeux de la jolie Mirella l’attirait comme un aimant ; elle ne pouvait pas avoir plus de quinze ans.
Il la trouva en train de faire du feu. Ils avaient monté une tente, et, à travers le tissu, il voyait les formes opulentes de la leronis Melora qui vaquait à l’intérieur S’agenouillant près d’elle, il lui demanda :
— Puis-je vous offrir du feu, damisela ?
Ce disant, il lui tendait le briquet de silex à huile, plus facile à utiliser qu’un briquet ordinaire à amadou.
Elle ne le regarda pas. Il vit sa rougeur, qu’il trouvait si adorable, lui colorer tout le visage et le cou.
— Merci, seigneur, dit-elle. Mais je n’en ai pas besoin.
Et en effet, la main posée sur sa gorge, où, se dit-il, elle devait porter sa pierre-étoile, elle regarda le petit tas de brindilles, qui s’enflammèrent aussitôt.
Posant légèrement la main sur son poignet, il murmura :
— Si seulement vous me regardiez dans les yeux, damisela, moi aussi je m’enflammerais.
Elle se tourna un peu vers lui, sans lever les yeux, et il vit les coins de sa bouche se relever en un sourire imperceptible.
Soudain, une ombre tomba sur eux.
— Mirella, dit Maître Gareth d’un ton sévère, rentre dans la tente pour aider Melora à installer vos sacs de couchage.
Rougissante, elle se leva vivement et obéit. Bard se leva aussi et regarda le vieux sorcier avec colère.
— Avec tout le respect que je vous dois, vai dom, dit Maître Gareth, je vous demande d’aller chercher fortune ailleurs. Celle-ci n’est pas pour vous.
— Que vous importe, vieillard ? Est-ce votre fille ? Ou peut être votre fiancée ou votre amante ? demanda Bard avec rage. À moins que vous ne vous soyez assuré de sa fidélité par des sorcelleries ?
Maître Gareth secoua la tête en souriant.
— Rien de tout cela, dit-il, mais, en campagne, je suis responsable des femmes qui m’accompagnent, et personne ne doit les toucher.
— Sauf vous, peut-être ?
Nouveau déni de la tête, accompagné d’un sourire.
— Vous ne savez rien de l’univers dans lequel vivent les leroni, seigneur. Melora est ma fille ; je ne tiens pas pour elle à des amours de rencontre, sauf si c’est son bon plaisir. Quant à Mirella, elle doit rester vierge pour la Vision, et une malédiction s’abattra sur quiconque la prendra, à moins qu’elle ne se soumette de sa libre volonté. Je vous en avertis, évitez-la.
Piqué au vif, le visage en feu comme un écolier qui se fait réprimander, Bard baissa les yeux sous le regard du vieux sorcier, et marmonna :
— Je ne savais pas.
— Non, et c’est pourquoi je vous informe, dit le vieil homme avec un sourire conciliant. Car Mirella était trop timide pour vous le dire elle-même. Elle n’a pas l’habitude des hommes qui ne peuvent lire ses pensées.
Bard lança vers la tente un regard lourd de rancune. C’est la grosse et laide Melora, la fille de ce vieillard, qui aurait dû rester vierge pour la Vision, pensa-t-il, car qui aurait voulu d’elle, à moins de commencer par lui cacher la tête sous une toile à sac ? Pourquoi la jolie Mirella ? Maître Gareth souriait toujours, mais Bard eut soudain l’impression désagréable qu’il lisait dans ses pensées.
— Allons, seigneur, vous êtes fiancé à la Princesse Carlina, dit Maître Gareth avec un bon sourire. Il n’est pas digne de vous d’abaisser vos regards jusqu’à une simple leroni. Dormez seul ce soir, et vous rêverez peut-être de la princesse qui vous attend. Après tout, vous ne pouvez posséder toutes les femmes sur lesquelles vous posez votre regard. N’ayez pas si mauvais caractère !
Bard lâcha un juron et s’en alla. Il en savait assez pour ne pas indisposer un laranzu, sur lequel reposait peut-être le sort de la campagne, mais la voix du vieillard, qui l’avait réprimandé comme un enfant, l’avait mis en fureur. De quoi se mêlait-il ?
Les serviteurs qui accompagnaient les officiers avaient dressé pour eux un troisième camp, à l’écart des autres. Bard alla goûter le dîner préparé pour les hommes – il avait appris à ne jamais manger avant de s’assurer qu’hommes et bêtes étaient bien installés pour la nuit –, inspecta les chevaux, puis retourna à sa tente où Beltran l’attendait.
— Tu as l’air de mauvaise humeur, Bard. Qu’est-ce qui te tracasse ?
— Maudit vieillard ! gronda Bard. Il a peur que je ne touche ses précieuses vierges de leroni, alors que je n’ai fait qu’offrir du feu à la plus jeune.
Beltran gloussa.
— Eh bien, c’est un compliment, Bard. Il n’ignore pas que tu sais t’y prendre avec les femmes ! Ta réputation t’a précédé, c’est tout, et il a peur qu’aucune fille ne te résiste ou ne puisse conserver sa virginité quand tu es là !
La chose présentée ainsi, Bard ressentit moins de rancœur.
— Quant à moi, dit Beltran, j’estime que c’est une erreur d’emmener des femmes en campagne – des femmes convenables, s’entend. Je suppose que toutes les armées doivent traîner à leur suite quelques catins, quoiqu’elles ne m’attirent pas, personnellement. Je préfère les femmes qui ne comptent pas uniquement sur la pluie pour les laver ! Mais les femmes convenables aux armées sont une tentation pour les libertins, et une gêne pour les chastes qui ne pensent qu’au combat !
Bard hocha la tête, reconnaissant la justesse de ces paroles.
— Et qui plus est, si elles sont faciles, les hommes se les disputent ; et si elles sont sérieuses, ils ne pensent qu’à ça, ajouta-t-il.
— Quand je commanderai les armées de mon père, j’exigerai qu’aucune leronis n’accompagne les troupes ; il y a assez de laranzu’in, et personnellement je pense que les hommes sont plus compétents que les femmes. De plus, elles font trop de façons et n’ont pas leur place dans une armée, pas plus que Carlina, ou l’un de nos petits frères ! Quel âge a le tien, maintenant ?
— Il doit avoir huit ans, dit Bard. Neuf au solstice d’hiver. Je me demande s’il m’a oublié. Je ne suis pas retourné chez mon père depuis qu’il m’a mis en tutelle.
Beltran lui tapota amicalement l’épaule et dit :
— Eh bien, tu seras sans doute autorisé à te rendre chez lui avant le solstice.
— Si les combats à Hammerfell sont terminés avant que la neige ne ferme les routes, c’est ce que je ferai, dit Bard. Ma belle-mère ne m’aime pas, mais elle ne peut m’empêcher de rentrer chez moi. Je serais heureux qu’Alaric m’ait conservé son affection.
À part lui, il pensa qu’il en profiterait peut-être pour inviter son père à son mariage. Tous les pupilles du roi n’avaient pas l’honneur d’être mariés di catenas par le Roi Ardrin lui-même !
Ils bavardèrent jusqu’à une heure avancée et, quand enfin ils s’endormirent, Bard était apaisé. Il pensa fugitivement et avec regret à la jolie Mirella, mais, après tout, ce qu’avait dit Maître Gareth était vrai ! Carlina lui appartenait, et bientôt ils seraient mariés. Et Beltran avait raison, lui aussi. Les femmes vertueuses n’avaient pas de place à l’armée.
Le lendemain, après un bref entretien avec Gareth et Beltran, ils se dirigèrent vers le gué du Moulin de Moray. Il n’y avait âme qui vive qui sût encore qui était Moray, mais les légendes locales lui attribuaient toutes sortes d’identités, du géant au dompteur de dragon ; pourtant il y avait encore un moulin en ruine au bord du gué, et, un peu en amont, un autre toujours en activité. Une grille fermait la route. Lorsqu’ils s’approchèrent, un gros gardien grisonnant sortit et dit :